Un écouteur vissé dans l'oreille, il marche dans les rues de Sanford. C'est joli, Sanford. C'est nouveau, aussi, il faut dire. Il n'y a passé que quelques mois. Avant, il y avait New York pour quelques temps. Les nombreuses villes habitées juste quelques semaines en compagnie du petit groupe que formait le troisième camp. Et Lewisburg. Sanford est encore trop nouvelle pour qu'il puisse penser autrement à la ville comme étant jolie. C'est en s'installant réellement quelque part qu'on en vient à en voir toutes les facettes. Lewisburg, par exemple, éveille des sentiments partagés chez Theodore. Il a aimé la ville, ses fast food qui s'empilent jusqu'à être montés les uns sur les autres, le quartier où il montrait ses tours de magie aux enfants de l'école primaire à travers le grillage, l'immeuble à la peinture écaillée où Jules et lui ont élu domicile par hasard, l'appartement aux couleurs vives et dépareillées de Livia, la bibliothèque minuscule au coin de la rue juste à côté du Starbucks, leur canapé jaune poussin, le marché sur la place où Jules parvenait toujours à voler à manger. Il a aimé Lewisburg, jusqu'à ne plus l'aimer. Quand il l'a quittée, il ne pouvait plus la voir. Les gamins ivres au coin des ruelles, l'odeur d'herbe émanant des fenêtres entrouvertes, le regard défiant ou triste des sans abris, l'oeil mauvais des groupes de jeunes qui détestent qu'on leur passe devant, les klaxons impatients, les gens en costumes trop pressés, les regards qui s'évitent, l'ignorance partout. Chaque immeuble, chaque bâtiment, chaque devanture étaient devenus un rappel de la ville où il se trouvait, de ce qu'il y a vécu, et tout ce qu'il détestait avait soudainement coulé la ville qu'il aimait pour en faire un enfer.
Sanford est encore belle. Il ne se leurre pas, cependant : cela changera. Il se lasse vite, un effet secondaire d'avoir vécu si longtemps à passer de ville en ville, à fuir démons et monstres, qu'ils soient dans sa tête ou sur ses talons. Sanford prendra sûrement cet aspect dégoûtant et faux qu'a pris Lewisburg. Il attend juste que ça arrive.
La musique dans son oreille le fait marcher en rythme - il ne peut jamais s'en empêcher, c'est stupide. Theodore rajuste son écouteur, son regard se promenant sur les alentours sans qu'il ne semble les voir réellement. Il ne met jamais les deux écouteurs. Etre enfermé avec la musique, ça lui donne l'impression d'être étouffé, pris dans un étau. Ca lui donne l'impression d'entendre du bruit derrière lui, des pas, un souffle dans sa nuque, un hurlement, la voix de Jules. Et puis, il n'est pas stupide. Les monstres sont partout, une minute d'inattention peut lui être fatale. Quand il tourne dans la ruelle qu'il a apprit à reconnaître comme étant un raccourci jusqu'à la forêt où s'est établi le troisième camp, Theodore se rappelle cependant que les monstres ne sont pas les seuls qu'il ait à craindre. La scène est bien trop familière. Nouvelle ville, nouveau décor, même situation.
Qu'est-ce que tu fais là, gamin ? Tout se répète, tout le temps. Les batailles qu'ils ont menées, la mort de Jules, sa foutue rencontre avec ce type. Theodore enroule les bras autour de son corps, resserre sa veste contre lui, essaie de se faire plus petit, peut-être. Il se souvient de lui, de l'assurance tranquille qu'il dégage, de son regard qui scrute et l'a déjà fait reculer et s'agiter sans raison valable. Il se souvient aussi de ses paroles. Theodore ouvre la bouche. "
Je peux partir ?" Plutôt qu'une suggestion, la question sonne comme une demande. "
J'ai rien vu." C'est un peu faux, il a bien vu le groupe un peu plus loin. Il a bien vu le visage de l'homme abîmé. "
Je dirais rien." Il marmonne, maintenant, parce que la peur, familière et soudain grandissante, vient de s'emparer de son estomac. Le bout de ses doigts joue avec le bracelet brésilien qui peut prendre la forme de son poignard, mais il ne le retire pas. Il n'est pas stupide. Il est juste terrifié.